mercredi 13 avril 2011

L'arbre et l'enfant


Je devais avoir cinq ou six ans à l'époque. Mes parents habitaient le quartier de l'épeule. C'était là qu'on habitait tous. Aux premiers soleils de mai, Khadija m'emmenait au parc, du côté des beaux quartiers. Je jouais sous les arbres, sur les tapis de pétales blancs qui crissaient sous les baskets quand on rebondissait dessus. Je sautais pour attrapper une branche fleurie. Je voulais les offrir à Khadija. Elle m'attendait un peu plus loin, couverte de la tête au pied. Ca ne me surprenait pas. Beaucoup de femmes autour de moi portaient la même tenue. Elle était belle, ma soeur. Mais elle ne se montrait pas. Elle nous consacrait tout son temps, en dehors des études. Le parc, elle le connaissait bien. Elle y mangeait le midi avec ses amies du lycée. La semaine, elle ne portait qu'un foulard simple qu'elle devait retirer en classe. C'était la règle. Je n'ai jamais interrogé cette règle enfant. C'était naturel. Toutes les filles de ma famille faisaient de même et ma mère aussi. C'est bien des années plus tard, lorsque je suis allé moi-même au lycée puis à l'université, lorsque j'ai eu conscience de la nudité des étudiantes que je fréquentais, que la tenue de ma soeur et des femmes de la maison m'est apparue incongrue. Elles étaient libres ces jeunes-filles, libres et gaies, réfléchies, revendicatives. Elles parlaient comme des hommes et fumaient, discutaient au terrasse des cafés lillois. Avant de rencontrer Sofia, je n'avais jamais regardé ma soeur comme une femme. Il y avait un monde entre elles. Un monde auquel ma soeur n'avait pas accès. Je découvrais qu'une fille avait un corps et une parole propres. Sofia lisait les journaux, étudiait, s'opposait, avançait dans la vie comme on déguste des cornes de gazelle, en croquant et en léchant le miel. Elle n'avait pas de gestes maternels. Elle plantait ses yeux dans ceux de son interlocuteur avec franchise. Au mois de mai, sous ce même arbre, elle s'allongeait sur les pétales et gôutait les premiers soleils pour faire brunir sa peau et me laissait la caresser, les yeux perdus au ciel, abandonnée à la douceur de l'instant. Un peu plus loin, les silhouettes noires des femmes du quartier entourées de bambins bouclés déambulaient. Je caressais les chevilles de Sofia et le souvenir de Khadija m'échappait, se confondait dans les silhouettes lointaines de ces femmes différentes que ni la main ni les yeux ne pouvaient dévoiler.

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