jeudi 30 décembre 2010

De sang-froid

"On a roulé comme des fous; Dick était au volant. Je pense qu'on était tous les deux très excités. Moi, en tout cas. Très excité et très soulagé à la fois. On pouvait pas s'arrêter de rire, ni l'un ni l'autre; soudain, tout ça semblait follement drôle, je ne sais pas pourquoi, c'était simplement comme ça. Mais le sang dégoulinait du fusil, et mes vêtements étaient tachés; j'avais même du sang dans les cheveux. Alors on a pris une route de campagne, et on a roulé pendant huit miles peut être, jusqu'à ce qu'on soit très loin dans la plaine. On pouvait entendre les coyotes. On a fumé une cigarette et Dick a continué à plaisanter sur ce qui s'était passé là-bas. Je suis descendu de la voiture et j'ai siphoné de l'eau du radiateur et puis j'ai nettoyé le sang sur le canon du fusil. Ensuite j'ai creusé un trou dans la terre avec le couteau de chasse de Dick, celui que j'avais utilisé sur M.Clutter, et j'y ai enterré les cartouches vides et tout ce qui restait de la corde en nylon et du sparadrap. Après ça, on a roulé jusqu'à ce qu'on arrive sur la nationale 83, et on a pris la direction de Kansas City et Olathe. Au petit matin, Dick s'est arrêté à un de ces endroits pour pique-niquer : ce qu'on appelle des haltes routières, où il y a des foyers en plein air. On a fait du feu et on a brûlé des trucs. Les gants qu'on avait portés et ma chemise. Dick a dit qu'il aurait bien voulu avoir un boeuf à mettre à la broche; il a dit qu'il n'avait jamais eu aussi faim."
"De sang-froid", Truman Capote.
Peut-être l'un des passages du récit de Truman Capote qui dit le mieux la réalité de deux petits malfrats du Kansas, qui un jour pas comme un autre dérapent dans la peau de tueurs sanguinaires. Le récit, bien construit, attache d'abord le lecteur aux victimes, une famille de cultivateurs dont chacun des quatre membre est décrit dans son quotidien le plus humain, préparant la scène de la découverte des corps baillonnés, attachés, mutilés, dont on pressent la lente et macabre agonie une nuit de novembre 1959. Et puis on suit l'enquête pas à pas tout en suivant en parallèle la vie de Dick et de Smith, les deux assassins, leur univers de course folle en quête d'un eldorado mexicain pour lequel ils sont prêts à aller jusqu'au bout de toute misère, de toute désillusion. Il finiront "au coin" comme le prévoit la justice du Kansas mais entre temps et à travers cette épopée des anti héros d'un fait divers spectaculaire, Truman Capote peint avec force et sobriété de moyens toute la complexité de l'âme humaine, la violence sociale et psychologique, le cheminement poisseux de vies que n'éclaire jamais aucune lumière, dans laquelle les protagonistes, comme dans la tragédie grecque, sont de toute façon condamnés d'avance. D'une certaine façon, le crime les sauve en leur donnant pour une fois au moins la permission de figurer sur scène. On aime aussi tout le décor, l'ambiance de western de ces bourgades de l'arkansas, les paturages à l'infini, les ciels d'un bleu dur, et les troupeaux inébranlables bousculés dans leur quotidien par un fait divers des plus sordides. Le road-movie s'emballe et patauge et l'on marche dans la boue aux côté des personnages, glacés d'effroi. Brrr, à ne pas lire la nuit, seule, quand les maisons craquent sous la neige ...

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