dimanche 28 août 2011

chapitre 12

C'est pour la retrouver que j'ai repris le volant. Des années après l'accident. Parce qu'elle était couchée là depuis des mois. Des années. On ne savait plus. Parce qu'elle ne pouvait plus écrire ou parler au téléphone. Elle avait tout perdu ou presque lorsqu'elle avait franchi cette porte. Maintenant elle gisait, recroquevillée comme un insecte. La plupart du temps elle dormait. Ou bien elle fixait le grand écran de la télé avec un visage de marbre qui lui ressemblait à peine. Elle était quelque part. Ailleurs. Dans le passé peut être. Je m'approchais. Je lui caressais la main. Elle ouvrait les yeux et elle souriait. C'était seulement à son regard qu'on pouvait la reconnaître. Un regard bleu. Profond. Je plongeais mon regard dans le sien et je la retrouvais. Quelques secondes. Dans ses yeux il y avait tout ce qui lui restait de la vie. Les tablées de famille, sa manière bien à elle de se frotter les mains avec anxiété quand ses fils tardaient à venir, son goût du bon vin et de la bonne chair, ses tenues impeccables, ses chapeaux, ses cheveux d'argent, ses bonnes manières, son amour des mots rares, les feux allumés qu'elle contemplait la nuit sur le mont Faron, les histoires du soir pour ses petits enfants, des kilomètres de fils de laine tissés pour nous, qui avaient tricotté entre elle et nous une histoire dense et douce, une histoire de vie. Quelques secondes et puis ses yeux se fermaient. Alors je voyais son corps chétif, son ventre sorti, ses bras raidis de vieillesse, les doigts crispés sur le drap taché, le linge de corps, la serviette maculée, les jambes à angle droit qu'on ne pouvait plus déplier. Et puis j'essayais de me souvenir d'elle quand elle perdait la tête, quand elle singeait la petite vieille capricieuse ou acerbe, quand elle était méchante ou insupportable, quand elle affichait son détachement de nous tous en envoyant promener tous les codes de bonne conduite et qu'elle disait par le corps plus encore que par les mots, combien c'était affreux d'être là, prisonnière, à jamais.

Elle n'avait plus de plaisir sauf celui de manger. Des fruits. Beaucoup de fruits. Des tartelettes aux fraises, des chocolats. Elle en mettait partout. Elle mangeait goulûment. Seule sa bouche la contentait désormais. Elle n'était plus qu'une bouche parfois.

Je lui faisais la lecture. Elle ne comprenait plus le sens des phrases trop longues mais se souvenait avoir lu telle ou telle histoire. Elle aimait que je sois assise auprès d'elle et que je lui parle. Elle aimait que je m'occupe d'elle. Souvent elle s'endormait et puis se réveillait quand je l'embrassais pour partir. Alors elle protestait, tu n'es pas restée longtemps, tu reviens bientôt? Je partais le coeur lourd avec son regard en tête et un mot doux, toujours le même. "Reviens me voir, reviens vite, ma chérie, mon chéri, reviens vite".

Je roulais rageusement en pensant à tous les espaces qu'elle ne traverserait plus, à tous les ciels qu'elle ne contemplerait plus, à toutes les odeurs qui n'existaient plus pour elle, à toutes les images qui devaient la hanter parfois. Tout ce temps à l'infini dans une chambre médicalisée, toutes les secondes qui s'égrénaient et défaisaient la mémoire, l'écheveau incroyable des sensations et des souvenirs, des projections, des espoirs et des émotions qui font la vie. Je roulais, je sentais bouger l' enfant qui allait naître et qui ne la connaîtrait pas. Toutes les images de l'enfance sur son sein, de son odeur dans les draps. Tous les gestes qu'elle avait pu faire pour nous rajuster, nous dorloter, nous consoler. Tous ces gestes que je ferai aussi pour cet enfant à venir. Il y aurait plein de pages à noicir encore et plein de visages autour de nous. Et puis un jour, après des milliers de gestes et des milliers de mots, après des milliers de ciels et de bonheurs, après quelques grands malheurs aussi et d'autres visages perdus sur des lits, je serai là, étendue à sa place, les yeux rivés sur la porte qui se referme, le coeur tendu et j'entendrai peut être sa voix encore une fois. Des mots dits dans un souffle pour retenir ceux qu'on aime et qui prennent d'autres routes. "Reviens vite ma chérie, mon chéri, reviens vite".

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