vendredi 29 juillet 2011

chapitre 6

J'avais vingt ans, nous vivions en Bretagne. C'était au bout de la terre dans un endroit semi désert. Une maison de vitres et de pierre, ouverte sur l'océan. Un refuge. A l'intérieur il n'y avait rien. Juste quelques meubles et puis des livres. Tous ceux de l'enfance et puis des études. De la musique aussi beaucoup. Debussy, Ravel, Cesar Franck, la voix de Deller et les mains de Samson François. Parfois je marchais loin le long de la falaise rouge et le vent m'amenait les notes du piano. Je les retenais sous une longue écharpe. Je les écoutais se perdre dans le bris de la vague sur la roche, le coeur serré. Personne n'avait le droit de venir là. Pas même la famille. C'était un lieu à part, à l'écart. Un endroit pour se retirer, se cacher, se soustraire. C'est là que j'ai appris à être seule.



Le matin je partais tôt dans la wolswagen et je roulais plus d'une heure pour aller travailler. Je le laissais dans la maison louée sur la plage dont il ne sortait plus. J'écoutais Jean Guidoni, des textes lourds, une voix qui déborde. Soudain la ville et le bruit me happaient, la vie venait cogner aux vitres et je m'arrachais à ma torpeur pour plonger dans le monde réel, celui dans lequel les autres vivent ensemble, s'amusent, dansent et rient, racontent des bons mots au troquet en attendant le tram. Alors j'oubliais pour un temps. Je partageais avec d'autres. Des jeunes filles riantes. Des étudiantes. Des professeurs. Des heures d'étude, de conversation, de thés parfumés. Des emplettes, des confidences. De fausses confidences. Elles avaient des amours, des envies, des projets. Je me sentais hors cadre. Au delà. En décalage avec leur legèreté. Leur bonheur insouciant me giflait parfois.


Le soir je retrouvais la maison. A l'extrémité de la pointe, au milieu des ajoncs et des genêts. On n'entend que le vent. Pas de voisinage. Pas de route. Pas de contact humain. Je pénètre à pas feutrés et le coeur tendu, gravis les étages jusqu'à la chambre. Parfois, les escaliers craquent et je me fige, statufiée, à l'affût du moindre bruit. Le sang me bat les tempes.


Il est étendu sous le drap. On ne voit que son visage. Un masque jeune, concentré, les machoires sérrées. Si blanc qu'il semble absent. Les mains sont fines, déliées, je m'arrête sur les phalanges aux ongles rougis. J'ai du mal à respirer. Les bras sont posés de part et d'autre du corps inerte et le temps est suspendu dans son sommeil. Dehors j'entends les oiseaux fêter les prémisses de l'été et leur bruissement joyeux me blesse. Je n'ose pas bouger. Je rejoins la salle de bain comme un automate.


L'eau chaude coule sur mon corps. Sur chaque parcelle. Je regarde le savon s'évacuer, former des couches au fond de la baignoire. J'agis mécaniquement en essayant de ne pas penser. De ne pas faire d'erreur. De faire vite en contrôlant chaque geste avant qu'il ne s'éveille. Un mouvement malheureux et tout peut basculer.

Dans la maison du bout du monde j'ai l'impression de disparaître.

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